Sandara
Cette histoire est inspirée de mes propres souvenirs : mon enfance, les gens qui me sont chers, les lieux, les odeurs, les sensations qui se sont intensifiés depuis mon départ de la Yakoutie. C’est une histoire sur ce que nous portons en nous. Une mémoire enfouie, profonde, indestructible. Ce que nous vivons dans le présent, ici et maintenant, détermine ce dont nous nous souviendrons dans des années.
Je me souviens, j’étais bien trop jeune, mais cette nuit est restée gravée dans ma mémoire : une nuit sombre et orageuse, dans notre vieille maison au bord de la rivière Viliouï, où l’on fabriquait des allumettes pendant la guerre. Derrière la fenêtre obscure, les éclairs dansaient une danse effrayante. Une pluie froide et battante martelait les carreaux. Au cœur de la nuit, ma mère et ma tante Mira, submergées par une peur oppressante, m’ont prise dans leurs bras avec ma sœur, et nous sommes descendues dans notre petite cave. Le désir d’échapper au fracas insupportable de l’orage provoquait une sorte d’excitation étrange, presque magique, mêlée de crainte respectueuse face aux forces de la nature.
Seul un oignon doré, suspendu dans un bas de ma mère, semblait me regarder avec vivacité. Il me semblait même qu’il souriait et brillait doucement. Il n’y avait ni colère ni ressentiment envers ma mère qui m’empêchait de dormir cette nuit magnifique. J’avais un an et demi...
Je me tiens dans une bassine d’eau. Ma grand-mère, avec une éponge rugueuse, frotte mon dos de toutes ses forces. C’est douloureux, rude, froid et désagréable. Je pense que je n’aime pas du tout passer l’été dans son village. Après ce « bain », je suis sortie avec ma sœur dans la seule rue du village, et sans rien dire à ma grand-mère, nous sommes parties chez des parents. Nous sommes restées chez eux pour tout l’été. Je ne comprends toujours pas pourquoi ma grand-mère n’est jamais venue nous chercher… Et c’est le seul souvenir que j’ai d’elle.
Maman et papa, semble-t-il, ne vivent plus ensemble depuis longtemps. Ma sœur et moi marchons l’une derrière l’autre dans une ruelle étroite. Au coin, une petite maison apparaît : c’est là que vit papa. Aujourd’hui, maman nous a permis de passer la nuit chez lui. Tous les trois, nous sommes allongés sur un lit en bois, et je suis contre le mur. J’aime être contre le mur, où pendent les montres de poche de mon père. Elles font tic-tac. Elles sont très belles. Papa raconte une histoire incroyablement douce qu’il a inventée pour nous : une histoire sur un grand élan dont les bois abritaient deux petites filles. Je veux presque croire que ces filles, c’est ma sœur et moi.
Quelques jours plus tard, en allant chez lui, nous ne trouvons qu’une carcasse calcinée à la place de la maison. Je commence à fouiller dans les décombres, cherchant désespérément ces montres de poche, si belles, celles de mon père. Je savais peut-être déjà alors que je ne reverrais pas mon père avant longtemps.
De ces souvenirs éclatants, chers, chaleureux, authentiques et sincères, qui échappent à toute influence, tout changement, toute destruction. La mémoire est ce qui nous appartient à jamais, ce que personne ne peut nous enlever. Ce sont les recoins les plus intimes de notre âme, où nous nous réfugions souvent face au monde.